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Scène 17

Agitant une clochette Luther entre avec précipitation.
Luther — Kohlhaas ! Maudit fléau que tu es, qu’es-tu en train de faire ? !
Lâchant sa hache, Kohlhass se laisse tomber à genou.
Kohlhass — Martin Luther !
Luther — Homme de peu de foi ! Bête immonde ! Pauvre aveugle, vois-tu à quoi te conduit l’égarement de tes passions ? ! Pour un bon à rien sans importance tu t’acharnes à détruire la paix publique, tel le loup qui ravage la steppe ? !
Kohlhass — Mon révérend père…
Luther — Fils dénaturé ! Tu n’es qu’un révolté, un boucher !
Kohlhass — Mais, mon père, je n’ai fait que suivre vos saints préceptes !
Luther — Hors de ma vue, Satan !
Kohlhass — Mon père…
Luther — Hors d’ici ou je te pète à la face !
Kohlhass — Mais, mon père, je suis votre disciple !
Il montre un petit livre rouge à Luther qui se tait de saisissement.
Luther — Que dis-tu ?
Kohlhass — Tu m’as enseigné, mon père, qu’il fallait fustiger les puissants lorsqu’ils ruinaient les biens de leurs subordonnés !
Luther — Fustiger, certes ! Du haut de la chaire, avec des mots, pour les fidèles ! Je n’ai jamais incité quiconque à la violence !
Kohlhass — Tuez, transpercez, frappez…
Luther — Je n’ai jamais dit ça moi ! Ce n’est pas ça que j’ai dit…
Kohlhass — Desséchez-le sur pied celui qui plus ignoblement que tous les tyrans réunis déchaîne sa fureur !
Luther — C’est du pape que je parlais ! Tu transformes mes mots !
Kohlhass — C’est toi qui as écrit, mon père, que chacun doit se protéger de la violence injuste !
Luther — Nous sommes des citoyens que la juste autorité supérieure protège et juge !
Kohlhass feuillette le livre en cherchant le passage qu’il vient de citer.
Kohlhass — Tu dis encore que l’autorité supérieure veille sur nous tel le chat sur la souris.
Luther arrache le livre des mains de Kohlhaas.
Luther — Et j’ajoute à présent que lorsque l’autorité supérieure condamne, c’est Dieu qui agit par son entremise !
Kohlhass — Mais il ne le fait pas ! Venzel de Tronka est mon débiteur !
Luther — Vraiment ? ! Et qui t’a donné le droit de détruire par les armes une population pacifique qui le défend et le protège ? !
Kohlhass — la guerre que je mène contre la communauté des hommes… Luther — Qui t’a donné ce droit ? !
Kohlhass — Mon père, je ne cherche qu’à reprendre ce qui est à moi !
Luther — Deux chevaux ? ! Malheureux, comment peux-tu pour une broutille… Kohlhass — Que dis-tu de ma femme, alors ? !
Kohlhaas s’assied sur un tronc et enfouit son visage dans ses mains. Silence.
Luther — Sache que le prince ignore tout de la plainte que tu as déposée ! Et quand bien même les serviteurs de l’état détournent les procès, cela ne justifie pas que tu t’élèves contre ce même état !
Silence. Luther ramasse la hache qui se trouve sur le sol, la tourne et la regarde sous toutes ses faces.
Luther — Je te comprends ! Autrefois, tu sais, je me suis moi aussi longtemps demandé pour quelle raison le Seigneur nous avait donné de la force si c’était pour ne pas nous en servir ? C’est si bon de se sentir fort ! Si bon aussi parfois de se battre ! Mais quelle joie vulgaire… si nous n’agissions pas au nom du bien ! Et puis d’ailleurs, se battre au nom du bien n’est pas un péché ! En outre, celui que nous frappons est, bien sûr, le plus souvent également persuadé qu’il agit aussi au nom du bien et qu’il frappera bientôt lui-même à ce titre ! Alléluia, dis-je, en donnant une chiquenaude sur le nez du pape. Alléluia, dit-il à son tour, en me crevant le tympan. Dix alléluias de plus et nous voilà à terre, roulant dans la poussière, et nous étripant mutuellement !
Il s’assied.
Jésus Christ était plus fort que nous tous et pourtant il se montrait faible ! Kohlhaas ! A l’heure qu’il est tu es tel un jeune lion dans l’arène où l’on s’apprête à déchirer son corps. Les lions jeunes sont superbes, mais toi, Kohlhaas, tu es un chrétien !
Silence. Dis-moi, ne crois-tu pas qu’il vaudrait mieux que tu pardonnes à ces jeunes gens, que tu reprennes tes chevaux, et que tu rentres chez toi avec eux ?
Kohlhass — Tout à fait !
Le cheval — Chut !
Kohlhass — Si j’avais su que ce serait comme ça… mais désormais, que les choses suivent leur cours !
Silence. Mon père, assure-moi la route jusqu’à Dresde pour que j’expose une fois de plus ma plainte auprès de la justice du pays !
Luther — Si tu obtiens l’amnistie, tu devras disperser ton armée !
Kohlhass — Il en sera fait ainsi !
Luther — Je parlerai au prince en ta faveur.
Il s’éloigne. Kohlhass — Mon père ! Je ne me suis pas confessé depuis la Pentecôte. Me feriez-vous la charité de m’accorder la communion ?
Luther — Le Seigneur, dont tu réclames le corps, a pardonné à ceux qui nous ont offensés. Es-tu prêt, toi aussi, à pardonner à ceux qui t’ont causé du tort ?
Kohlhass — Je pardonne au prince, au capitaine du guet, à messeigneurs Hinz et Kunz, au chancellier, ainsi qu’à tous ceux qui dans cette affaire m’ont offensé…
Luther — En conséquence…
Kohlhass — Mais il faudra que Venzel de Tronka engraisse mes chevaux !
Luther — On ne marchande pas avec le Tout Puissant ! J’intercèderai en ta faveur auprès du prince, mais pas auprès de Dieu.
Tout en feuilletant le petit livre rouge dont il arrache les pages, Luther sort.

Scène 28

Les chevaux sont assis sur la malle. Le cheval est vêtu du maillot de corps à grosses mailles, du caleçon et des chaussettes qu’il portait au début de la pièce, la jument a revêtu la combinaison et les bas déchirés. Silence. Musique. Ils valsent.
Les chevaux — Quand vient la fin,
on aimerait bien. Pourquoi tout ça ?

Tout ce qui passe
Semble sensas.
Pourquoi tout ça ?

Et tout nous paraît bel et bien
D’autant que c’est encore plus loin.
Pourquoi tout ça ?
. Hélas, c’est quand il est trop tard
Qu’on s’acharne encore à y croire
Pourquoi tout ça ?

Et tous les ‘peut-être demain’
Cèdent aux ‘comme ç’aurait été bien’
Pourquoi tout ça ?

Quand vient la fin,
On aimerait bien.
Pourquoi tout ça ?
Pourquoi tout ça ?
La musique se tait.
Le cheval — Et voilà comment nous sommes arrivés de Kohlhaasenbrück au château de Tronkenbourg, puis de la fosse de Willendorf à l’écorcherie de Dresde.
La jument — Et vous ?
Les chevaux regardent le public.

Fin.